« Triturer les données » (ou « P-Hacking ») versus « Mettre son propre argent sur la table » : comment la compréhension des structures de récompense nous aide-t-elle à réfléchir sur l’efficience de marché ?

19 min de lecture 24 mai 17

Sommaire: Si les marchés semblent être bien calmes ces derniers temps, on observe en revanche un bouillonnement de recherches académiques traitant de la question clé de savoir s’il est possible de battre le marché. Bien qu’arides et ésotériques en apparence, trois études et un nouveau livre, tous publiés au cours des trois derniers mois, valent le détour pour tous ceux qui s’intéressent à la gestion active. 

Étude n°1 : La « Crise de Reproductibilité » et les « Anomalies de Marché »

Au cours de la dernière décennie, les conclusions de nombreuses recherches académiques ont été contestées en vertu de ce qui a été appelé de façon emphatique la « crise de reproductibilité ». Le débat le plus célèbre est apparu en 2005 après la publication par John Ioannidis d’un article au titre provocateur : « Pourquoi la plupart des résultats des recherches publiées sont faux. »

John Ioannidis laissait entendre à l’époque que de nombreux résultats publiés dans des revues spécialisées étaient sujets à caution. Les chercheurs et les revues sont incités à publier des études qui aboutissent à des résultats positifs (par exemple qu’un nouveau médicament réduit le risque de cancer, ou que suivre une certaine technique de trading génère de la surperformance). Ils ont donc tendance à « ignorer » les études qui ne débouchent sur rien. Ainsi, on constate une plus grande proportion d’articles publiés correspondant à de « faux résultats positifs » (relations qui ne sont que le produit du hasard), que si on avait également considéré les études ayant testé une hypothèse mais ayant échoué à la démontrer. Dans le même temps, des pressions peuvent s’exercer sur les chercheurs pour qu’ils pratiquent le « P-Hacking » (ou « triturage de données ») à l’occasion d’études individuelles.

La vidéo dont le lien se trouve ci-dessous explique cela plus en détail :

Depuis le pavé dans la mare lancé par Ioannidis, des universitaires issus de différents domaines ont cherché à savoir si les résultats publiés pouvaient être atteints (ou « reproduits ») hors du contexte de leur étude originale. Les articles relatifs à la finance n’ont pas échappé à cet examen. Le mois dernier, trois auteurs (Kewei Hou, Chen Xue, et Zhang Lu) ont publié un article intitulé « Réplication d’Anomalies ». Cet article présente leurs tentatives de reproduire ce qu’ils appellent « les anomalies identifiées par l’ensemble des études menées dans les domaines de la finance et de la comptabilité ».

Cet article revêt une importance particulière car lesdites anomalies sont ces variables qui ont été mises en avant pour prouver que les marchés étaient inefficients. Ces variables ont pu être utilisées comme des arguments en faveur de la gestion active, notamment les règles de trading qui sous-tendent les stratégies quantitatives.

Face au constat qu’il n’est pas possible de reproduire la majorité des anomalies identifiées précédemment, les auteurs tirent la conclusion que « les marchés de capitaux sont plus efficients que ce qui était présenté initialement ». Cette conclusion pose un sacré défi à la gestion active et à la finance comportementale.

Étude n°2 : Le style « Value » n’est pas qu’une question de chiffres

Les conclusions de Hou, Xue et Zhang font écho aux résultats d’une autre étude de 2017, intitulée « Réalités sur l’investissement Value systématique » . Si de façon similaire, cette deuxième étude semble remettre en cause certaines théories préexistantes, elle aboutit en revanche à une conclusion diamétralement opposée…

Dans cet article, les auteurs examinent les performances en procédant à des tests rétroactifs sur des indicateurs communément considérés comme « Value » (ratio prix sur actif net, ratio historique cours sur bénéfice, ratio prospectif cours sur bénéfice). Selon eux, peu de preuves permettent d’affirmer que l’investissement traditionnel de style « Value » (qui utilise de simples équations) génère de la surperformance. Ils affirment même que si les valorisations ont tendance à revenir vers leurs moyennes, cela s’explique principalement par des changements de fondamentaux : les titres apparemment bon marché se révèlent être des pièges « Value » plutôt que des opportunités de performance (du moins aux États-Unis entre 2002 et 2014).

Fait intéressant cependant : tandis que pour Hou et ses acolytes, la remise en cause de l’existence d’anomalies apparentes vient renforcer l’idée d’efficience de marché contre la gestion active et la finance comportementale (opinion rendue explicite ici), les auteurs de l’article sur la valorisation considèrent cela comme une preuve que davantage d’analyse humaine est nécessaire. À leur avis, l’échec des mesures simplistes suggère qu’un « analyste compétent…devrait être en mesure de dominer largement les approches quantitatives » en identifiant si un signal « Value » résulte de fondamentaux surestimés ou d’une véritable opportunité.

Étude n°3 : Récompenses des chercheurs vs « mettre son propre argent sur la table »

Ces deux articles, « Réplication d’Anomalies » et « Réalités sur l’investissement Value systématique », ont déjà fait l’objet de réponses relativement solides. L’article sur les anomalies a été fustigé car il exclut de son analyse les micro-capitalisations et utilise une pondération « Value » plutôt qu’une équi-pondération dans son échantillon (il est ainsi peu surprenant que les performances de stratégies telles que l’exploitation de la prime d’illiquidité soient réduites si l’on écarte de l’échantillon certaines des valeurs les moins liquides). S’agissant de l’article sur l’investissement « Value », l’auteur Wes Gray, dont la lecture vaut toujours le détour, en a fait une déconstruction minutieuse.

Je n’ai pas la prétention de m’engager dans ces débats techniques mais quelques enseignements d’ordre général peuvent en être tirés :

Premièrement, il n’est pas surprenant que le triturage de données (« data mining ») investisse le champ de la recherche financière. Les incitations à trouver et à publier des preuves que les stratégies quantitatives permettent de battre le marché sont énormes, les données relativement limitées (la grande majorité des études ne se base que sur le marché actions américain, et n’utilise la plupart du temps que les mêmes données de type « Fama-French »), et l’intérêt pour des conclusions négatives pratiquement nul.

Plus important encore, il convient de garder à l’esprit que les structures de récompense auxquelles sont soumis les chercheurs sont très différentes de celles des investisseurs dans « le monde réel ». En fait, un troisième article de 2017, co-écrit par le même John Ioannidis (celui avait déclenché la « crise de reproductibilité » en 2005), cherche des alternatives possibles aux structures de récompense des chercheurs en utilisant les enseignements tirés des sciences économiques.

Si la publication d’articles suffit au bonheur des universitaires, les investisseurs de leur côté doivent tester « dans la vraie vie » les théories dont ils disposent s’ils veulent gagner de l’argent. Ils doivent « jouer leur peau » (c’est-à-dire mettre leur propre argent sur la table). Même si « les faux résultats positifs » peuvent toujours perdurer dans le monde universitaire, ce n’est plus le cas dans le marché car ils seront au final éliminés, tandis que les stratégies gagnantes seront récompensées.

Malheureusement, il s’agit là de la nature très concurrentielle des structures de récompense qui existent dans l’économie et dans les marchés financiers, ce qui ajoute encore à la complexité à laquelle doivent faire face les études empiriques.

Contrairement à certains domaines scientifiques, vous ne pouvez pas en finance identifier une seule et inaltérable vérité. La réflexivité signifie que la simple découverte d’une anomalie peut modifier le comportement des participants de marché, et qu’un système évolutif de tests et d’erreurs faisant l’apologie des succès et éliminant les échecs modifiera lui-même l’environnement. Par exemple, si tout le monde s’accorde à penser qu’une stratégie donnée génère des performances sans risque, alors cette opportunité a de fortes chances (sans que cela soit garanti) de disparaitre progressivement.

Les « Marchés Adaptatifs » : une solution ?

Cela nous amène au dernier et peut-être au plus important travail de recherche publié jusque-là cette année, à savoir le nouveau livre d’Andrew Lo « Les Marchés Adaptatifs ». Lo considère l’idée d’essais et d’erreurs évolutives (survie du plus fort) comme un moyen de réconcilier le conflit apparent existant entre les hypothèses d’efficience du marché et la finance comportementale.

Lo, comme Mordecai Kurz avant lui, suggère que les investisseurs peuvent utiliser la même information pour aboutir à des convictions différentes, sans que cela en fasse forcément des investisseurs « irrationnels ». Un groupe d’investisseurs peut avoir un horizon de placement plus court que d’autres, différents groupes d’investisseurs peuvent avoir des objectifs distincts en termes de performance, et une multitude de stratégies peuvent ainsi être suivies.

Point important, la concurrence entre ces différents groupes, dans un monde où règne la « survie du plus fort », implique que la composition du marché entre les différents types d’investisseurs évolue au fil du temps. Certains groupes disparaitront des effectifs, tandis que d’autres vont gagner en importance (pensez à tous ces investisseurs « Value » qui ont perdu leur emploi au moment de la bulle technologique). Cela aura à son tour pour conséquence de changer la nature-même des opportunités qui s’offrent aux investisseurs. Dans un document daté de 2004 (malheureusement indisponible en ligne gratuitement), Lo met en évidence certaines implications importantes de son hypothèse :

  • Dans la mesure où une relation entre le risque et la récompense existe, il est peu probable que ce lien reste stable dans le temps.

  • De nouvelles opportunités se créent en continu à mesure que certaines espèces disparaissent, que d’autres apparaissent, et que les institutions et les conditions économiques évoluent.

  • Les stratégies d’investissement ont vocation à se développer et à disparaitre. Plutôt que des opportunités d’arbitrage (c.-à-d. des anomalies) vouées à disparaitre car constamment arbitrées, ces stratégies peuvent décliner pendant un certain temps, puis retourner à meilleure fortune lorsque les conditions environnementales deviennent plus propices.

Je pense que l’ouvrage de Lo présente de manière limpide certaines des convictions forgées par notre propre équipe sur la façon dont fonctionnent les marchés. En particulier, l’auteur avance l’idée que les opportunités de marché sont de nature dynamique, que les inefficiences (bien que définies) surviennent périodiquement et qu’elles peuvent être exploitées par des investisseurs actifs. En outre, ces opportunités ne semblent pas de nature à persister dans le temps, du moins pas d’une façon permettant leur capture par des approches systématiques ou par un rééquilibrage annuel. Notre expérience est que la surperformance active se construit par « à-coups », plutôt que de façon régulière mois après mois ou année après année.

Dans un sens, ces différents exercices académiques reflètent la tentative ininterrompue des sciences économiques de comparer ce qui marche en pratique avec ce qui semble fonctionner en théorie. Comme le montre l’échec de répliquer les résultats d’études statistiques, l’empirisme sans logique est dangereux. Nous devrions toujours chercher à avoir une bonne raison justifiant qu’une relation puisse exister. Le fait que certains indicateurs « Value » simplistes s’avèrent fragiles dans certains environnements nous rappelle que nous ne pourrons jamais déléguer notre réflexion à une équation. Et tout comme les notions de concurrence, de survie du plus fort, et de structures de récompense l’illustrent : le monde est en constante évolution et les investisseurs doivent être capables d’évoluer avec lui.

Rédigé par Stuart Canning

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