Crédit privé
10 min de lecture 8 avr. 25
Dernièrement, les investisseurs se sont résolument tournés vers les marchés privés, conscients de leur capacité à améliorer les performances. Mais ils ont aussi un autre rôle : la diversification, objectif majeur de la gestion de portefeuille. Pour Simon Sharp, les marchés privés pourraient bousculer les sources de diversification traditionnelles et voir leur intérêt se renforcer.
Depuis toujours, l’élaboration d’un portefeuille d’investissement équilibré repose sur un principe central. Afin de gérer la volatilité, un portefeuille doit être diversifié et comprendre à la fois des actions et des obligations. Cette logique s’explique par le fait que les actions et les obligations sont historiquement corrélées négativement, c’est-à-dire qu’elles évoluent dans des directions opposées. Ainsi, le fait d’investir dans les deux permet de gérer la volatilité des performances au sein d’un portefeuille. On parle généralement de portefeuille « 60/40 », dans lequel 60 % du portefeuille est investi en actions et 40 % en obligations.
Au cours des deux dernières décennies, jusqu’en 2020, cette corrélation négative s’est largement vérifiée. Cette relation semble toutefois s’être récemment rompue : les deux classes d’actifs ont depuis peu eu tendance à évoluer de concert, et non plus en sens inverse¹. Pourquoi cette situation inhabituelle s’est-elle produite ? L’approche traditionnelle « 60/40 » est-elle toujours valable ? Est-il temps pour les investisseurs de trouver d’autres sources de diversification ?
Les portefeuilles d’investissement, en particulier ceux des fonds de pension, nécessitent généralement un profil de performances stable en raison de leurs devoirs de fournir un revenu de retraite. Au cours des 20 à 30 dernières années, les actions ont été relativement volatiles (à la hausse comme à la baisse). En revanche, les obligations ont quant à elles toujours généré des performances positives, fiables, mais modestes¹. Le comportement moins volatil des obligations réduit globalement la volatilité et le risque du portefeuille. L’année 2022 a constitué une rare exception, avec une baisse simultanée des actions et des obligations en raison des chocs mondiaux sur l’offre résultant de la guerre en Ukraine et de la pandémie de COVID-19.
Mais 2022 nous fournit une étude de cas utile, car elle met en évidence le rôle central que joue l’inflation dans la corrélation entre les actions et les obligations. Les deux classes d’actifs ont chuté en tandem en 2022, en raison des problèmes d’approvisionnement mondiaux qui ont provoqué une forte hausse de l’inflation. Les banques centrales ont réagi en relevant les taux d’intérêt. Et des taux d’intérêt plus élevés peuvent peser à la fois sur les actions et les obligations.
Si l’inflation est si importante pour déterminer la corrélation entre les obligations et les actions, quels sont les scénarios d’inflation susceptibles de faire évoluer les actions et les obligations soit en tandem, soit dans des directions opposées ?
Corrélation négative. Si l’inflation est sous contrôle, l’attention se porte davantage sur les prévisions de croissance des économies. Toute surprise de croissance du PIB, positive ou négative, aura un impact sur les bénéfices des entreprises. Par exemple, si le PIB surprend à la hausse, les actions devraient s’apprécier, compte tenu du relèvement des prévisions de bénéfices. En revanche, les prix des obligations devraient baisser, car une croissance plus forte du PIB pourrait entraîner une hausse de l’inflation et, par conséquent, des taux d’intérêt. Des taux plus élevés impactent négativement les prix des obligations en raison d’un taux d’actualisation plus élevé. Dans ce scénario « orienté croissance », la corrélation entre les obligations et les actions serait négative.
Corrélation positive. Contrairement à ce qui précède, lorsque l’inflation est élevée et volatile (comme en 2022), l’élément moteur de la corrélation entre les classes d’actifs n’est plus la croissance du PIB, mais bien les anticipations d’inflation. Une inflation élevée pèse sur les obligations, étant donné que leur principal et leurs coupons sont cotés en termes nominaux. Dans le même temps, comme on l’a vu en 2022, une inflation élevée entraîne une hausse des taux d’intérêt, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les cours des actions, puisque cela augmente les coûts d’emprunt pour les entreprises et décourage les nouveaux investissements. Dans ce scénario « induit par l’inflation », la corrélation entre les obligations et les actions pourrait être positive.
Nous avons traversé récemment une période prolongée d’inflation élevée et volatile, ce qui soulève la question suivante : si l’on ne peut plus se fier à la corrélation traditionnellement négative entre les actions et les obligations, existe-t-il d’autres allocations possibles dans un portefeuille pour pallier ce manque de diversification ?
Les marchés privés bénéficient de la faveur des investisseurs institutionnels depuis plusieurs années et représentant aujourd’hui environ 12 % de leurs allocations (étude Aviva Private Markets, 2024). Les investisseurs privés et wholesale sont loin derrière, avec seulement 5 % de leurs investissements détenus sur les marchés privés (Bain, 2023), freinés jusqu’à présent par des contraintes d’accessibilité et de liquidité.
Mais l’univers des marchés privés est désormais devenu trop vaste pour qu’un investisseur puisse l’ignorer. Les marchés actions et obligataires cotés sont aujourd’hui valorisés à 152 000 milliards de dollars (JP Morgan, 2023). Bien que beaucoup plus modestes (14 300 milliards de dollars, UBS, 2025), les investissements sur les marchés privés se développent plus rapidement que sur les marchés financiers cotés. De fait, selon les prévisions de Preqin, la taille des marchés privés devrait plus que doubler pour atteindre 30 000 milliards de dollars d’ici 2033.
L’importance des marchés privés dans la construction d’un portefeuille, et en particulier leur rôle comme source de diversification, tient au fait que la performance des marchés privés évolue généralement indépendamment de celle des actions ou des obligations. Les graphiques ci-dessous illustrent leur faible corrélation, voire leur corrélation négative, avec ces deux classes d’actifs (avec les bons du Trésor américain comme approximation des obligations) :
Une corrélation positive de +1,0 indique que les différents actifs évolueront en tandem, tandis qu’une corrélation négative de -1,0 indique que les actifs évolueront indépendamment les uns des autres. Pour les actions mondiales, le graphique montre une corrélation positive, néanmoins relativement faible, entre les différents marchés privés et les actions mondiales. Reste à savoir si une allocation aux marchés privés permettrait une diversification plus importante des actions cotées comparativement aux obligations cotées. Les données suggèrent que ce ne serait en fait pas le cas : la corrélation entre les actions cotées et les obligations cotées (bons du Trésor américain), à -0,04², est considérablement plus faible que la corrélation des actions mondiales avec n’importe quel marché privé.
Cela ne serait toutefois pas vrai par rapport aux obligations. Comme l’illustre le graphique, dans tous les cas, chaque marché privé affiche une corrélation négative avec les obligations cotées bien supérieure à la corrélation de -0,04 entre les actions cotées et les obligations cotées. Ainsi, réduire une partie d’une allocation existante en obligations cotées pour renforcer l’exposition aux marchés privés permettrait vraisemblablement d’améliorer la diversification d’un portefeuille existant d’actions et d’obligations.
Il convient toutefois de faire une mise en garde importante. Une grande partie de la corrélation faible ou négative entre les marchés privés et les obligations ou les actions est imputable à des événements ayant perturbé les marchés ou à des périodes de faible croissance économique voire de récession. Si la croissance économique avait été soutenue pendant une période prolongée, ces corrélations auraient pu être moins prononcées.
En plus des avantages de la diversification découlant de corrélations faibles ou négatives avec les deux principales classes d’actifs, il s’avère que les marchés privés, qui ne constituent en aucun cas un ensemble homogène de marchés, sont également faiblement corrélés les uns aux autres :
Ce tableau montre que, bien que positive, la corrélation entre les différents marchés privés est faible, ce qui renforce les avantages en matière d’atténuation des risques d’une allocation aux marchés privés dans le cadre d’un portefeuille équilibré.
Cette conclusion n’est pas surprenante étant donné que les marchés privés comprennent un large éventail de stratégies, sensibles aux différentes dynamiques et aux différents événements qui affectent les marchés et l’économie. Il faut s’attendre à ce qu’ils affichent des performances différentes à des moments différents.
Au-delà de la réduction du risque global du portefeuille, le dosage précis alloué aux différents marchés privés au sein d’un portefeuille devrait être déterminé par les objectifs d’investissement de celui-ci. Étant donné que cette classe d’actifs recouvre des formes d’actions, de crédit, d’immobilier, d’infrastructure, etc., la pondération entre les différents marchés privés dépendra de la priorité donnée par l’investisseur à la croissance ou au revenu :
En plus des avantages en termes de diversification que présente l’inclusion d’actifs privés dans un portefeuille équilibré, cette classe d’actifs peut-elle séduire les investisseurs par d’autres attraits ? Heureusement, la réponse est « oui », notamment en raison de l’exposition à l’économie et aux entreprises qu’elle permet.
Plus l’univers d’investissement est large, plus il est facile d’identifier les opportunités mal valorisées et d’améliorer la performance du portefeuille. Aux États-Unis, 87 % des entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 100 millions de dollars sont des entreprises privées et ne sont pas cotées en bourse (Capital IQ, 2023). Le capital privé permet donc d’accéder à l’économie dans son ensemble, contrairement aux investissements cotés qui seront limités à un ensemble d’opportunités beaucoup plus restreint.
Qui plus est, le potentiel de performance des marchés privés est alimenté par les grandes tendances mondiales de croissance, qui sont largement le fait des marchés privés. Il s’agit de tendances de croissance pluriannuelles/décennales qui concordent avec les horizons d’investissement à long terme de nombreux portefeuilles, en particulier ceux des fonds de pension. Plusieurs grandes tendances mondiales devraient profiter en premier lieu aux marchés privés :
De nombreux gouvernements étant confrontés à des niveaux d’endettement public sans précédent, il est presque inévitable que les investissements essentiels dans les infrastructures devront être « externalisés » vers le secteur privé, avec un rôle de premier plan pour les capitaux privés. La révolution technologique devrait également s’accélérer, avec l’IA en première ligne, mais aussi une numérisation plus poussée de la société, avec des entreprises plus petites, plus innovantes (et privées) susceptibles d’être à l’avant-garde.
Si de nombreux investisseurs accordent peut-être une attention particulière à la capacité des marchés privés à diversifier et à réduire le risque global de leurs portefeuilles, la capacité de ces marchés à améliorer significativement leurs performances ne peut être négligée. Du fait de l’horizon à long terme de nombreux investissements sur les marchés privés, tels que le private equity et les actifs réels, leur profil de rendement potentiellement plus élevé est d’autant plus attrayant pour les fonds de pension. Enfin, puisque les investissements sur les marchés privés ne sont pas cotés en bourse, la volatilité à court terme induite par l’évaluation au prix du marché au sein d’un portefeuille, qui peut se produire à certains moments avec les investissements cotés, ne doit pas être une source d’inquiétude.
Malgré les avantages démontrés de l’intégration d’une allocation aux marchés privés dans un portefeuille équilibré, cette classe d’actifs présente certaines caractéristiques spécifiques dont les investisseurs doivent être conscients :
Les marchés privés sont, par définition, privés, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas cotés en bourse. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont totalement illiquides et que les investisseurs doivent s’engager sur plusieurs années. En effet, certains segments des marchés privés se négocient quotidiennement. Pour les investisseurs institutionnels qui ont besoin de pouvoir liquider leurs avoirs pour répondre aux demandes de rachat, par exemple, les considérations de liquidité seront un facteur important. Cela peut toutefois être résolu par une gestion efficace du portefeuille, en s’assurant que celui-ci dispose d’une liquidité suffisante, soit grâce à la part d’actions/d’obligations du portefeuille, soit avec une combinaison d’investissements sur les marchés privés.
Pour les investisseurs privés et wholesale, la situation est plus complexe, car ils ont moins d’options. À cet égard, le développement des ELTIF et des LTAF en Europe et au Royaume-Uni est le bienvenu, car ces véhicules offrent une liquidité partielle via des fenêtres de négociation périodiques.
Pour les investisseurs institutionnels, tels que les grands fonds de pension, la croissance fulgurante des marchés privés en a fait une option de plus en plus viable. Plus l’univers du marché privé est vaste, plus il est facile d’atteindre le montant d’investissement requis.
Si les institutionnels ont été les principaux investisseurs des marchés privés, ceux-ci ne sont pas totalement inconnus des investisseurs privés : les investisseurs fortunés ou très fortunés sont présents sur ce segment depuis de nombreuses années. Cependant, pour les autres investisseurs privés et wholesale, la situation est plus complexe, et ces investisseurs ont largement recours aux véhicules ELTIF/LTAF mentionnés ci-dessus pour accéder en partie à ces marchés.
La nature même des investissements sur les marchés privés exige un degré de due diligence plus élevé que celui attendu pour les investissements cotés. Une grande partie des informations financières requises ne sera pas du domaine public, et des relations étroites et constantes avec les équipes de direction des entreprises concernées sont souvent indispensables. La recherche et l’analyse des investissements potentiels peuvent donc être complexes et prendre beaucoup de temps.
Enfin, la sélection des gérants de fonds sur les marchés privés est un facteur de réussite crucial, car les performances des fonds varient fortement d’un gérant à l’autre. Cela est peut-être inévitable étant donné la difficulté de comparer les performances des gérants sur différents millésimes d’investissement. L’absence de références sur les marchés privés rend également difficile la comparaison des gérants.
Les marchés privés, désormais largement adoptés par de nombreux investisseurs institutionnels, se sont révélés être une force disruptive remettant en question l’approche conventionnelle « 60/40 » de la construction de portefeuilles équilibrés. Il y a toutefois une bonne raison à cela. Alors que les gérants de portefeuille s’inquiètent de la récente rupture de la corrélation négative traditionnelle entre les actions et les obligations, les marchés privés sont apparus comme de véritables bouées de sauvetage.
Qu’il s’agisse de leur faible corrélation avec les actions et les obligations, de leur alignement sur des horizons d’investissement à plus long terme ou de leur capacité à tirer parti des thèmes de croissance mondiale à long terme, les marchés privés ont incontestablement fait la preuve de leur intérêt. Compte tenu de l’importance accrue accordée à la diversification réelle des portefeuilles et de l’expansion continue de cette classe d’actifs, il semble certain que les marchés privés sont appelés à devenir une composante plus importante et plus pérenne des portefeuilles de nombreux investisseurs.
Les ELTIF sont illiquides par nature, car leurs investissements sont à long terme. Pour les investisseurs, il s’agit d’un investissement peu liquide. Les ELTIF peuvent ne pas convenir aux investisseurs qui ne sont pas en mesure de supporter un engagement à long terme et illiquide de cette nature. Seule une petite partie d’un portefeuille devrait être investie dans un ELTIF.